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  • A la découverte des peuplades primitives du Tessin!

    Le Val Bavona, au-dessus de Locarno, vallée latérale du Val Maggia, au Tessin, vous connaissez? Non? Et bien, vous devriez! Car ce petit bout de pays montagneux défraie la chronique, rubrique fée électricité! En effet, une dépêche signée Agence France Presse (AFP), et reprise sans le moindre esprit critique par certains médias, nous présente le Val Bavona comme étant "cette vallée suisse où la pénurie d'énergie ne change rien"! Et elle enfonce le clou : "Dans le Val Bavona (TI), jamais relié au réseau électrique, les habitants s’éclairent à la bougie"!

    Le reste est à l'avenant, entre, je cite, "un des endroits les plus reculés du pays", "douze hameaux constitués d’habitations en pierre et d’étables troglodytes s’y dressent et abritent encore quelques dizaines d’habitants plusieurs mois par an, sauf en hiver quand moins d’une dizaine y vivent", et enfin "les habitants recourent également aux bonbonnes de gaz, aux bougies et certains même aux lampes à pétrole. Pour laver les habits, «on va à la rivière comme toujours» [...]"!

    En somme, c'est à croire que les auteurs de ce voyage en terra incognita, ou au Far West, c'est selon, ont déniché le dernier peuple primitif d'Europe! Maisons troglodytes, lampes à mèche, lessive à la rivière caractérisent ainsi, pour ces ethnologues en herbe, l'habitant du Val Bavona! Une sorte de petit cousin catholique des Amish, qui sont à l'origine des anabaptistes suisses, faut-il le rappeler!

    Un autre article, plus sérieux celui-ci, parle d'une vallée "figée au XVIe siècle", "rustique par choix" (ça, au moins, c'est vrai), et qui "résiste encore et toujours à l’électricité" (Le Temps, 6 août 2019). On imagine dès lors gli Bavonesi del 2022 comme vivant de la même manière que leurs aïeux, lorsque le Petit âge glaciaire dépeupla la région! On voit les jupes, les blouses, les gilets, les tabliers, les fichus traditionnels et les zoccoli des femmes, les pantalons courts, les bas de laine, les chemises rustiques et les sabots des hommes, fumant tous la pipe, bien sûr, et portant le chapeau paysan de rigueur!

    Qu'on se rassure! Cette fable romanesque ne nous trompera pas! L'électricité dispense bel et bien ses bienfaits dans la vallée! Le principal bourg, San Carlo, est alimenté par le réseau électrique, tout comme l'Hôtel montagnard de Robiei, qu'on peut atteindre grâce à la ligne de téléphérique San Carlo-Robiei, assurément électrifiée, nos informateurs en cette contrée perdue et sauvage nous l'ont confirmé!

    Non, les maisons qui ne sont pas reliées au réseau ne sont pas toutes les maisons de la vallée mais, comme partout dans les Alpes, les maisons isolées ou les hameaux inhabités la plupart de l'année, sauf sporadiquement, pendant la belle saison, car les relier au réseau coûterait très cher, et pas seulement pour les "pauvres" tessinois, mais aussi pour tout Suisse normal (j'aime bien cet adjectif, trop méprisé et haï de nos jours), soit moyen! D'ailleurs, nombre de ces rustici ont été vendus à des citadins, qui les ont transformés en maison de vacances!

    Et, là-bas, personne ne vit sans électricité, au moins pour l'eau chaude, sauf peut-être quelques personnes rétives à la modernité, style retour à une vie naturelle mythifiée! Même la femme de 88 ans interviewée dans l'article bénéficie d'énergie solaire! Le courant est en général généré via un groupe électrogène ou grâce à des panneaux solaires, voire les deux car ces zones montagneuses sont parfois très peu ensoleillées!

    Le Val Bavona est juste une vallée alpine suisse comme les autres, normale, rurale, agricole, ayant connu la transhumance jusqu'à récemment, soit la deuxième moitié du siècle dernier...

    Au cours de ma vie, je suis souvent monté à Pâques ou l'été dans la cascina (chalet) de mon oncle, dans le Val Blenio, au Tessin (tiens, tiens!). Au début, il n'y avait pas de route carrossable, il fallait tout faire à pied, équipé du Rucksack de rigueur! Le groupe électrogène assurait l'approvisionnement en eau chaude, alimentait les lampes électriques, ce qui n'excluait pas les lampes à pétrole, et la cheminée nous chauffait! Tout cela n'a jamais ressemblé, pour ma famille et moi, à une quelconque "pénurie"! Rien que de très normal, sauf pour un reporter (à 99%) bobo urbain de 2022, ignorant l'histoire rurale alpine, pétri de préjugés et d'idées toutes faites sur la Suisse des montagnes, incroyablement naïf, et victime des racontars idéalisés, nostalgiques, trompeurs et drolatiques de quelque original tessinois, qui s'est probablement payé sa tête!

    Ah, tiens, j'apprends incidemment que Taveyannes, au-dessus de Gryon, dans les Alpes vaudoises, n'est pas non plus relié au réseau électrique! Des troglodytes, eux-aussi?

    Pour conclure, tout est exagéré, donc rien n'est vrai dans cette dépêche, et les habitants du Val Bavona ne sont pas (plus que les autres) des exemples de sobriété énergétique! La pénurie n'y "change rien", justement parce qu'il n'y a pas de pénurie! Ce sont des gens ordinaires, qui s'éclairent et se chauffent comme vous et moi! Sauf exception voulue et assumée!

    De plus, au-delà de cet article, la Suisse citadine actuelle, coupée de ses racines, nous refait le coup du bon sauvage et du paradis perdu, dans ce cas énergétique, corrompu par le progrès, dans ce cas le carbone! Or, coup de poing du réel, le bon sauvage aime le CO2, et en use sans retenue!

    Post scriptum. L'article de l'AFP me fait penser aux journalistes de France culture, que décrit ironiquement Nicolas Bouvier dans le film Plans fixes. Nicolas Bouvier, écrivain voyageur. Le 5 mars 1996 à Carouge. Interlocuteur Bertil Galland :

    (00:34:24-00:34:45, Séquence 18) "Par exemple tous les gens de France culture sont des transfuges de l'ethnologie, et pour eux un Suisse, ils n'ont pas du tout les préjugés du Français moyen à l'égard de la Suisse, un Suisse c'est aussi intéressant qu'un Masaï ou qu'un Algonquin, alors je leur expliquais que nous portions nos tatouages rituels à l'intérieur de la peau par décence, et c'est une explication qui leur a beaucoup plu!"

    Post scriptum deux. Le Tessinois qui vit en montagne, coupé de tout réseau électrique, s'est assumé en tant qu'Homme libre, et s'est préoccupé d'assurer lui-même son approvisionnement énergétique, en s'équipant d'un groupe électrogène et en faisant de solides réserves de carburant et d'ampoules, sans négliger les éventuels panneaux solaires! Il communique par talkie-walkie, et, plus largement, faire des provisions de nourriture, cultiver son potager, sont des réflexes vitaux, de même que posséder un fusil, pour chasser, certes, mais aussi, le cas échéant, pour se défendre, car ce n'est pas l'Etat qui viendra à son secours, du moins pas à temps! Enfin, c'est le ruisseau voisin qui l'abreuve de sa divine eau fraîche!

    C'est ainsi que se vivent les montagnin, ou Tessinois des monts, en tant qu'authentiques survivalistes! Et, lorsqu'ils rencontrent un triste et méprisant bobo urbain, totalement dépendant de l'Etat, qui, du reste, est en train de le laisser tomber, ils pensent en leur for intérieur, rira bien qui rira le dernier!

    Jacques Davier (Octobre 2022)

    Sources :

    Film : https://memobase.ch/fr/object/apf-001-1139

    Article Le Temps : https://www.letemps.ch/suisse/tres-hostile-val-bavona-petrifie-temps

    Articles AFP : https://www.lematin.ch/story/cette-vallee-suisse-ou-la-penurie-denergie-ne-change-rien-387378572434 et https://www.20min.ch/fr/story/au-val-bavona-on-va-a-la-riviere-comme-toujours-pour-laver-ses-habits-706271086768

  • La Clôture de Georges Perec

    La Clôture est un ensemble de poèmes de Gorges Perec, numérotés de 1 à 17, qui a été publié une première fois en 1976, dans une édition limitée hors-commerce, avec des photographies de Christine Lipinska, et une seconde fois chez Hachette, en 1980, sous le titre de La Clôture et autres poèmes, sans les photographies, mais avec des poèmes supplémentaires d'origines diverses, parmi lesquels le Grand Palindrome (1969).

    Ce recueil appartient au corpus des textes à contrainte hétérogrammatique de Georges Perec. Que sont des hétérogrammes? L'Oulipo, dans son Atlas de littérature potentielle, définit l'hétérogramme comme étant un "énoncé qui ne répète aucune de ses lettre". Dès lors, "des textes, généralement poétiques, hétérogrammatiques, sont des énoncés dont chaque segment (vers) est l’anagramme d’un hétérogramme-souche. On retrouve dans cette contrainte une structure proche de la musique sérielle, chaque lettre ne pouvant être utilisée que lorsque la série a été épuisée" (Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1981, pp. 231-232).

    L'ensemble de La Clôture se rapporte originellement à la rue Vilin, dans le quartier de Belleville, où Georges Perec naquit en 1936 et vécut avec ses parents lors de ses premières années, jusqu'en 1942. Les photographies de Christine Lipinska ont été prises à la rue Vilin, et chacune d'entre elles est "illustrée" par un des dix-sept poèmes hétérogrammatiques. Perec définit ces photographies comme étant "les traces de cette clôture" (dans l'appel à souscription de l'édition originale).

    Mireille Ribière nous explique le principe de composition de La Clôture :

    "L’hétérogramme-souche, en ce cas, se compose des onze lettres ESARTINULOC auxquelles vient s’ajouter un joker, à savoir une lettre qui varie d’un vers à l’autre et d’un poème à l’autre et qui est figurée par un § dans la matrice côtoyant le poème dans l’édition de 1976. Ainsi pour le premier texte, « Tels où m’incarne, ô rictus, / l’absent lourd à ciel trop nu, / si calme, / transi ou cloqué, / criant secours. / La fin trouble sciant maison : / lecture du clos, / art inscrit à l’enfoui clôturé. / Sang » :
    TELSOU§INCAR ESARTINULOC + M
    NEORICTUSLA§ ESARTINULOC + B
    SENTLOUR§ACI ESARTINULOC + D
    ELTRO§NUSICA ESARTINULOC + P
    L§ETRANSIOUC ESARTINULOC + M
    L0§UECRIANTS ESARTINULOC + Q
    ECOURSLA§INT ESARTINULOC + F
    ROU§LESCIANT ESARTINULOC + B
    §AISONLECTUR ESARTINULOC + M
    E§UCLOSARTIN ESARTINULOC + D
    SCRITALEN§OU ESARTINULOC + F
    ICLOTURESAN§ ESARTINULOC + G" (Ribière, 2015).

    L'édition de Hachette, en 1980, supprime à la fois les photographies et les matrices des poèmes, ce qui, concomitamment, rend obscure la contrainte, et défait le lien qui rattache les poèmes à la rue Vilin. Pourquoi ce choix? Peut-être parce que pour Perec, la rue Vilin est une "clôture" (il la définit lui-même comme telle) dans laquelle sont encloses des souffrances d'enfance, liées à la guerre, à la mort de son père, à l'antisémitisme de Vichy, et qu'il ne souhaite plus, en 1980, se rattacher à ce passé douloureux, s'y référer, se le remémorer. Rappelons-nous ce vers d'Apollinaire, "Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai comme on imagine les anges et non comme sont les reflets" ("Cœur couronne et miroir", in Calligrammes, 1913), qui, a sa manière, traite aussi du problème des enclosures psychologiques, sentimentales ou affectives!

    Par ailleurs, en cachant l'hétérogramme-souche, en nous livrant un poème hétérogrammatique privé de sa matrice de lecture, Perec entend faire œuvre de poésie "normale", détachée de toute trace de contrainte oulipienne! L'absence de la clé de lecture des poèmes permet au lecteur de les recevoir comme des poèmes, justement, et non comme des énigmes à déchiffrer!

    La Clôture serait ainsi devenu un ensemble de poèmes de l'ouverture, du détachement, de la sortie, de l'espace, de l'envol vers le grand large qu'est "l'art", le dernier mot du recueil, suivi d'un point d'interrogation toutefois (ci-dessous)! Bref, une sorte d'oxymore!

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