Mirlitonnades beckettiennes, poèmes minimalistes!
De Samuel Beckett, on connaît surtout les pièces de théâtre et les romans, un peu les écrits minimalistes, notamment ceux de la fin comme Soubresauts ou Cap au pire, mais beaucoup moins les poèmes!
Ces poèmes, écrits tout au long de la carrière de Beckett, parfois en anglais, comme Les Os d'Echo (1935), parfois directement en français sauf un traduit en français par l'auteur, comme les Poèmes (parus entre 1937 et 1988 dans des revues) et les Mirlitonnades (1976-1978), ont été publiés en un volume principal chez Minuit, en 1978 (rééd. 1992), pour les deux derniers recueils, et en 2002 pour Les Os d'Echo, traduit de l'anglais par Edith Fournier, et donc publié en français de manière posthume.
C'est là toute la production "poétique" stricto sensu de Beckett!
De 1928 à 1930, Samuel Beckett vécut à Paris, où il fut notamment introduit dans le cercle de James Joyce. En particulier auprès de la libraire et éditrice Adrienne Monnier, qui s'occupait à l'époque de l'édition française d'Ulysse. Durant son séjour, il participa, avec Philippe Soupault, Adrienne Monnier et l'auteur, à une traduction française d'Anna Livia Plurabelle, un chapitre de Work in Progress, qui allait devenir Finnegans Wake. Ce fut l'occasion pour Beckett de se frotter à la traduction littéraire, qu'il pratiqua abondamment avec ses propres textes par la suite.
Beckett écrit déjà beaucoup, surtout des poèmes, dans sa langue presque maternelle, dit-il, la vraie étant le gaélique. Ceux-ci sont réunis en 1935 dans le recueil Echo's Bones and Other Precipitates.
En 1937, il est de retour à Paris. Il entame une relation avec une femme rencontrée dix ans plus tôt à l'Ecole normale supérieure et qui deviendra la compagne de sa vie. Il commence aussi à écrire des poèmes directement en français, par choix littéraire, une langue "étrangère" lui permettant selon lui plus de hardiesses, d'originalité et de trouvailles, en lui faisant en outre éviter l'écueil de la belle langue, sûre d'elle, en somme de l'art pour l'art.
Beckett écrit assez rarement des poèmes édités et reconnus en tant que tels, mais on peut dire que la poésie percole dans toute son œuvre, à tel point que, souvent, on ne sait pas si on est dans de la prose ou du poème!
La poésie de Beckett privilégie le vers libre, sans rimes, mais on y trouve également des vers en octosyllabes rimés, par exemple. Les assonances, les répétitions y sont la règle.
Pourquoi avoir intitulé un de ses recueils Mirlitonnades? Un vers de mirliton est un mauvais vers, un poème écrit en vers de mirliton est un mauvais poème! On y utilise des mots inutiles, superflus ou déplacés pour avoir le compte ou faire la rime. Le "théâtre mirlitonesque" (ou opérette bouffe) d'Alfred Jarry est un théâtre écrit en vers comiques et mauvais vers assumés! Ce qui est en soi une sorte de prouesse, d'ailleurs!
Tel n'est pas le cas des Mirlitonnades de Samuel Beckett, qui sont, pour leur part, d'excellents poèmes. Le titre, un néologisme, a été choisi par antiphrase. C'est une provocation rigolote, l'auteur ayant un grand sens de l'humour!
Nous sommes ici dans le minimalisme, la concision, le poème court, "l'extrême dépouillement" (Edith Fournier). Ces poèmes se rapprochent des haïkus ou des nursery rhymes, des ritournelles. Le langage se fait rare, pour se concentrer sur l'essentiel, voire même sur le noyau de l'essentiel.
On a relevé que les poèmes de Beckett n'ont jamais paru dans une anthologie de la poésie française. C'est faux! Samuel Beckett a son chapitre dans Poètes délaissés. Anthologie, de Pierre Dauzier et Paul Lombard (La Table Ronde, coll. le Petit vermillon, 1999)!
Les deux auteurs, dans leur présentation de Beckett, trouvent les mots justes en disant que "l'écrivain pousse son expérience du laconisme dans la langue jusqu'à une extrémité parfaite", et que "sa singularité indéfectible tient à cette alliance de l'atonal et de l'harmonieux, où se fixe ce que notre inexistence essentielle a de plus volatile et de plus doucement angoissant" (p. 467)!
C'est la cohérence, la singularité de son univers qui, outre la radicalité de ses poèmes, valut à Beckett sa présence dans cette anthologie. Et, en effet, les mirlitonnades parlent toutes du très grand âge, de la fin de vie et de la mort. Mais avec beaucoup d'humour, ce qui en rend la lecture très légère!
Voici quelques citations de cette œuvre magnifique et exemplaire, pour se faire une idée, forcément sommaire!
"l’œil à l’alarme infime
s’ouvre bée se rescelle
n’y ayant plus rien
ainsi quelquefois
comme quelque chose
de la vie pas forcément"
"silence tel que ce qui fut
avant jamais ne sera plus
par le murmure déchiré
d'une parole sans passé
d'avoir trop dit n'en pouvant plus
jurant de ne se taire plus"
"sitôt sorti de l'ermitage
ce fut le calme après l'orage"
"à l'instant de s'entendre dire
ne plus en avoir pour longtemps
la vie à lui enfin sourire
se mit de toutes ses dents"
C'est, en quelque sorte, l'étape finale, le port ultime de la littérature! Rien de moins, rien de plus!
Samuel Beckett, Poèmes, suivi de Mirlitonnades, Minuit, 1968/1978/1979/1992, pp. 25, 36, 45.
Jacques Davier (Janvier 2022)
Samuel Beckett en 1977