Les Poèmes de la Lune Rouge (XVII)
Travail en cours. La numérotation du chapitre est provisoire.
XXXIII
Jacob avait été à deux doigts d'abandonner définitivement, mais il finit par revenir au manuscrit, presque trois ans plus tard. Il tourna et retourna dans sa tête cette question obsédante. Pourquoi la lune rouge? Après quelques instants, il se souvint du livre sur le druidisme que lui avait donné Oona, dont l'auteur, Robert Deacon, un professeur d'histoire des religions spécialiste des Celtes, assez excentrique et versé dans les sciences occultes, avait été banni de l'université. Il y lut une étrange histoire.
En effet, au détour d'un chapitre consacré à saint Colomban et à l'évangélisation de l'Europe, cet auteur affirmait qu'un moine irlandais, Lug Waldo Glaber, était venu à Saint-Gall au neuvième siècle, essentiellement pour travailler en tant que copiste, mais qu'il se disait dans certains cercles qu'il aurait surtout écrit un cycle de poèmes sataniques, les fameux Poèmes de la Lune Rouge.
Vérité? Mensonge? Toujours est-il que Lug Waldo Glaber finit au bûcher, officiellement pour arianisme, et son livre avec lui. Et son livre, vraiment? Certaines sources contradictoires affirment, elles, que le manuscrit aurait été sauvé par un autre moine, et caché en lieu sûr, connu de quelques initiés seulement, dont il ne serait plus ressorti depuis.
Quoiqu'il en soit, aucun livre portant ce titre ne figure dans le catalogue, pourtant extrêmement riche, de la Bibliothèque médiévale de l'Abbaye de Saint-Gall. Cette bibliothèque abrite en effet, tout comme la Vadiana, parmi ses ouvrages philosophiques et mathématiques, de nombreux manuscrits et incunables ésotériques et alchimiques, notamment une collection très complète d'alchimie ayant appartenu à Bartolomé Schlesinger (1415-1514), prospère marchand et bourgmestre de la Ville de Saint-Gall, alchimiste à ses heures et probable auteur de ces écrits, tables et diagrammes fortement inspirés par ceux du pseudo Raimundus Lullus.
Alors, ces poèmes existent-ils, ou ne sont-ils que le fruit de l'imagination d'une poignée de moines hérétiques? Nul ne le saura probablement jamais. Et Jacob ne pouvait même pas aller demander plus de détails au professeur Deacon, celui-ci ayant péri dans l'incendie, apparemment accidentel, mais le doute a toujours subsisté, de son appartement. Il se rendrait tout de même à Saint-Gall pour tirer cela au clair!
A peu près au moment où Jacob découvrit le manuscrit du carton dans le dépôt du libraire, et avant qu'il ne lût le livre de Oona, à l'Université, dans le cours ex cathedra de poésie française du fameux professeur Michael Tudor, un spécialiste qui venait à Genève chaque semaine de Cambridge, Jacob ouït dire par un étudiant que le fameux manuscrit de Saint-Gall, qui n'était pas un cycle de poèmes sataniques mais un traité de religion celtique, n'avait jamais été caché par des moines occultistes pour en préserver le savoir, mais tout simplement volé par un bibliophile pour en admirer la somptueuse calligraphie et les enluminures, notamment celles des lettrines! D'ailleurs, à un moment donné le manuscrit resurgit, puis passa de mains en mains, pour finalement arriver entre celles du poète symboliste français Jules Laforgue.
Ce dernier s'en serait inspiré pour écrire son magnum opus, les vrais Poèmes de la Lune Rouge, réputé perdu, hélas. Inutile de dire que le professeur Tudor démentit avec véhémence cette théorie, qu'il qualifiait de sottises et de billevesées!
Jacob n'était pas plus avancé! Il conclut qu'il n'avait d'autre choix que de reprendre l'examen attentif du paquet de feuilles, dans lequel il avait trouvé quelques poèmes, dédiés à la lune rouge, c'est vrai, dont certains carrément écrits en rouge, mais dont aucun ne semblait être dû à Jules Laforgue, ou à un moine hérétique médiéval! Mais il n'était un spécialiste ni de Laforgue, ni de littérature médiévale, ni de religion celtique, il le reconnaissait volontiers. Pour se donner du cœur à l'ouvrage, il se prépara une belle platée de spaghettis sauce tomates, et, cela s'imposait, déboucha une bouteille de chianti, achetée chez le petit épicier italien du coin, qui l'avait toujours bien conseillé.
Pendant qu'il mangeait ses pâtes, après deux ou trois verres de vin, Jacob joua le disque Harvest, de Neil Young. L'écoute de cette musique country rock lui fit immanquablement penser à Oona, et le plongea dans une douloureuse nostalgie. Harvest était en effet un de leurs disques, et il repassa plusieurs fois, comme ils avaient l'habitude de le faire, le morceau "Alabama", sur lequel stridulent les guitares électriques de Neil et de Ben Keith.
"Oh Alabama
The devil fools
With the best laid plan
Swing low Alabama
You got the spare change
You got to feel strange
And now the moment
Is all that it meant."
Jacob avait toujours aimé cette chanson anti-sudiste et anti-raciste; en l'écoutant, il laissait souvent le CD enchaîner avec The Needle And The Damage Done et Words (Between The Lines Of Age). Lorsque le reste des spaghettis fut froid et la bouteille vide, il remarqua qu'il était onze heures passées. Décidément, trop tard pour travailler! De toute manière, il n'était plus en état. Il finit son verre de chianti, puis alla se coucher, accompagné par les dernières notes de Words.
Jacques Davier (Août 2020)