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Les Poèmes de la Lune Rouge (XXXI)

Travail en cours. La numérotation du chapitre est provisoire

XLVI

Epuisement d'Amandine

L’arrivée à Céligny se passait toujours de la même manière. La voiture quittait la route Suisse peu après Crans, et empruntait le chemin de campagne qui, après s’être tortillé avec lenteur à travers champs et vignes, passait en ligne droite sous les voies du chemin de fer puis s’élançait à l’assaut de la colline, au sommet de laquelle ils s’échouait, épuisé, entre la place de l’église et le restaurant des Trois Couronnes.

Là, René, le père de famille, garait le véhicule dans une des places prévues à cet effet, bordées de peinture blanche. Sa femme, Lucie, lui disait immanquablement de faire attention aux bornes qui limitaient l’espace réservé. Amandine, qui connaissait par cœur ce rituel, répétait dans sa tête, avant qu’elle ne les prononce, les mots de sa mère : « Attention à la borne ! », parfois plusieurs minutes avant d’arriver à destination, en forme de chansonnette.

Le frère d’Amandine, Julien, ne disait rien, ne pensait rien, généralement dormait. Amandine n’éprouvait guère plus que de la froide sympathie pour ce jeune frère, qu’elle tenait pour un idiot, et un fardeau inutile à quoi que ce soit. Il parlait mal, et en plus il n’aimait pas lire, au contraire d’elle, qui dévorait, à cette époque, les aventures du Club des cinq.

Une fois la voiture péremptoirement parquée, car René s’y connaissait comme nul autre en cet art difficile et exigeant qu’est la disposition d’un véhicule à quatre roues dans sa place de parc, à équidistance des quatre lignes blanches qui en marquent la limite, la petite famille quittait la Renault en bon ordre, puis traversait la place de l’église pour entrer calmement dans le restaurant des Trois Couronnes. Là, la patronne les prenait en charge et le amenait invariablement vers la petite table qui leur était réservée, chaque samedi soir, vers la fenêtre du fond.

Amandine veillait à prendre avec elle le livre en cours de lecture, qu’elle plaçait dans le petit sac qu’elle portait en bandoulière, moins dans l’intention de le lire que pour avoir avec elle un objet aimé et familier qui la rassurerait dans ce territoire étranger qu’était le restaurant [...].

Jacob méditait sur cet extrait d'un Poème de la Lune Rouge, texte d'une vingtaine de pages; il était perplexe. Où donc son auteur voulait-il en venir? Quel rapport avec les autres textes et poèmes? A priori, aucun! Décidément! Mais un rapport avec lui, Jacob, affirmatif! A cent pour cent!

Il se trouvait que, le nuit même, il avait fait un rêve. Un rêve très prégnant, qui ne s'était pas effacé au petit matin, à tel point qu'il put le noter tel quel! Cela prit la forme d'un programme pour un projet d'écriture. Voici.

Cahier des charges pour Amandine

  • Amandine, 13 ans
    • Arrivée dans le restaurant des Trois Couronnes
    • Le père, la mère le frère et Amandine sont à table
    • Lors du dîner, le père s’effondre
    • Vision de l’ambulance dans la nuit de juin
    • Pleurs de la mère et des enfants
    • Suicide de la mère
  • Amandine, 23 ans
    • Le livre du Club des Cinq jamais relu
    • Retour à Céligny avec son copain, un soir de juin
    • Répétition du drame, son copain s'effondre
    • Pleurs dans la nuit
    • Suicide d'Amandine.

Jacob était dérouté! Exactement les mêmes personnages, exactement la même histoire! Il aurait tellement voulu en parler avec Oona! Mais Barbara, avec laquelle il sortait maintenant, était aussi de très bon conseil, ainsi qu'une excellente camarade de conversation. Toutefois, bien qu'il l'aimât également, à sa façon, ce n'était par la même chose. C'est de Oona qu'il était le plus épris!

Il avait donc rêvé d'une histoire, qu'il avait notée au petit matin de manière résumée, qui était exactement la même que celle qu'il venait de lire dans ce fichu manuscrit multiforme, à la virgule près ou peu s'en fallait!

Barbara venait de le rejoindre, un tasse de café à la main. Il lui raconta tout. Elle réfléchit. Puis elle dit que, peut-être, ce manuscrit était un écrit magique! Au sens druidique du terme, à savoir qu'il pouvait décrire une réalité par anticipation!

- Dans ton cas, Jacob, ton rêve, et surtout le compte-rendu que tu en as fait!

- Non, ce n'est pas possible! Tout est identique, c'est vrai, mais mon cartésianisme m'empêche de te suivre dans cette voie! C'est un pur hasard!

- Je ne crois pas au hasard! Ou plutôt, on peut dire que, ici, le hasard, c'est de la magie! Ou vice versa!

- Absurde, Barb, complètement absurde! Je vais me faire un café!

- A ta guise, Jack, mais sache que tu as encore beaucoup à apprendre!

Tiens, il remarqua que Barbara commençait à utiliser le petit nom auquel Oona l'avait accoutumé. Cela le gênait. Mais il ne dit rien. Il alla dans la cuisine, prit la petite napolitaine, remplit le réservoir d'eau, mit une cuillère de poudre dans le filtre à café, referma l'ustensile et le mit à chauffer sur la plaque. Après quelques minutes, le réservoir supérieur commençait à se remplir d'un café dont il sentait le bon fumet!

Une fois l'opération terminée, il se servit une tasse de café bouillant! Barbara l'avait rejoint, et versa dans sa tasse le reste du café. Ils continuèrent leur conversation, en buvant par petites gorgées le nectar encore bien chaud de la napolitaine! Barbara ne réussit guère à rallier Jacob à son opinion, alors que ce dernier dut admettre qu'il ne pouvait fournir aucune explication plausible!

- Je crois que je vais balancer ce manuscrit dans le lac!

- Non, Jack, ces textes sont extrêmement précieux! Ils doivent être étudiés! Je pourrai t'aider!

- C'aurait dû normalement être la tâche de Oona!

- Peut-être, Jacob, mais je te rappelle qu'elle est partie! Et je suis tout autant calée qu'elle en druidisme. Il suffit de lire ma thèse! Et, surtout, je suis là!

- Oui, oui, mais tu n'es pas une élue!

- Et alors? Quand bien même je ne le serais pas, quel rapport, s'il te plaît? Je parle d'études universitaires, en sémiologie, sémantique, linguistique, interprétation de texte, sociologie, histoire des religions, toutes choses que je maîtrise! Ça te va?

Jacob se tut. Il comprit qu'il avait touché un point sensible. Il tenta de calmer le jeu.

- OK, Barb, excuse-moi, c'est vrai, tu es tout à fait qualifiée pour le job!

Barbara se calma, en effet, puis dit qu'elle allait sortir pour faire quelques courses. Elle serait de retour pour midi, avec une bouteille de Chianti. Elle chargea Jacob de préparer des spaghettis sauce napolitaine!

- Oui, chef, répondit-il!

Il commença de réunir les ingrédients pour le repas. Il avait tout sous la main, et il était quitte de sortir! Mais, pour faire une sauce qui en jetât vraiment, il alla tout de même acheter chez Mario, aux Quatre Saisons, un peu de sauge, de basilic, d'origan, quelques feuilles de laurier, du thym et du romarin, une gousse d'ail ainsi que de belles tomates San Marzano! Il pourrait ainsi choisir sur le moment quoi mettre dans sa sauce, selon l'inspiration! La cuisine se faisait au nez, selon lui! Suivre une recette n'avait pas le moindre intérêt, pour autant qu'on maîtrisât les bases, bien sûr! Un peu d'aventure était de rigueur!

En chemin, Jacob se dit qu'il était prêt à tout pour Oona! Etait-ce la même chose avec Barbara? Il n'en était pas certain.

Jacques Davier (Juin 2021)

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