6. Et enfin le château fut restauré… (1926-1932)
Claire comme l'eau
bleue comme l’air
visage du feu et de la terre
je te salue lune lune bleue
fille du Nord et de la Nuit
(Philippe Soupault, Encore la lune)
En 1926 les surréalistes pouvaient se targuer d’avoir réussi une belle petite révolution dans le monde de la littérature. L’Europe sortait d’une guerre terrifiante, et les poètes étaient là pour dire à leurs contemporains que plus rien ne serait comme auparavant… Genève, qui s’internationalisait peu à peu, commençait à voir son terroir de façon différente, avec un œil moins utilitariste et comme une chose peut-être digne de conservation.
Le château de Dardagny, quant à lui, continuait son existence précaire de ruine en devenir, offrant ses vieilles pierres à la bienveillance de la fille du nord et de la nuit !
Cela ne pouvait plus durer, il fallait un dénouement. Et 1925 fut l’année décisive. En février, des représentants du Département cantonal de l’Hygiène vinrent visiter subrepticement la vieille bâtisse, et leurs conclusions étaient on ne peut plus claires : le château menaçait ruine et constituait un danger public. Il fallait soit le démolir, soit prendre des mesures pour en interdire l’accès. Le Conseil municipal ne tarda pas à répondre que, d’une part, construire une barrière ne serait que très illusoirement efficace et que, d’autre part, il ne tenait pas à démolir le manoir sans qu’un engagement clair soit pris quant à la construction de l’école projetée. En effet, personne ne tenait à voir un tas de cailloux prendre la place du château pour un temps indéterminé. Enfin, et cela constitue un retournement de situation, le Conseil se déclarait finalement partisan de la restauration du château, réclamant à l’Etat qu’une étude soit menée dans ce sens[1]. Tel était également l’avis de la Commission des monuments et des sites.
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le Conseil d’Etat envoya, en mars 1925, une délégation composée de conseillers d’Etat et de fonctionnaires, dont l’architecte cantonal, visiter le château. Ces gens furent accueillis par les représentants de la commune, et tout le monde tomba d’accord sur le lancement d’une étude en vue de la restauration. Cette étude fut confiée à … Frédéric Mezger. L’architecte, très bon connaisseur du château, rendit un projet de restauration en quatre étapes, prévoyant de conserver l’enveloppe extérieure du bâtiment et la Salle des chevaliers, mais de transformer tout l’intérieur (dont une bonne partie sera démolie) pour y aménager la mairie, trois salles de classes, une salle des fêtes, une salle de réunions, une bibliothèque et deux appartements. Ajoutons que si ce genre d’intervention, à savoir garder l’enveloppe et démolir tout l’intérieur, ou presque, nous paraît aujourd’hui « énergique » (Pierre Baertschi), elle était habituelle à l’époque.
Dès lors, les choses vont aller très vite. Le 4 septembre, la commune vote un crédit de 15'900 francs pour financer la première étape de la restauration, et le 21 du même mois le Conseil d’Etat, acceptant le projet, soumet au Grand Conseil une demande de crédit identique, acceptée sans sourciller le 5 juin 1926, après que plusieurs partisans de la restauration, dont le moindre ne fut pas Alfred Desbaillets, député et maire de Dardagny, soient intervenus en faveur de la proposition. En outre, une subvention de la Confédération sera également accordée le 26 août 1926, pour l’ensemble des travaux. Dans la foulée, la commune avait racheté, le 20 novembre 1925, les fers forgés (« balustrades ») vendus en 1912 à Mme Ormond.
Les travaux de la première étape commencèrent le 14 juillet 1926, et durèrent jusqu’à fin décembre. Le 24 juillet 1926 fut nommée une Commission de surveillance des travaux du château, composée de MM. Alfred Desbaillets, maire, Jacques Gros, adjoint et Jacques Hutin, conseiller municipal. Le 30 novembre, le Conseil municipal lança une souscription auprès des habitants de la commune, considérant qu’il paraissait « opportun que, pour marquer sa satisfaction et son bon vouloir, la population [fût] appelée à participer, chacun selon ses moyens, à une souscription en faveur du Château ». Cette opération fut une réussite, puisque 235 souscripteurs, mentionnés dans un Livre d’or, rapportèrent 14'521 francs à la commune.
La seconde étape alla du 9 août à fin décembre 1927, la troisième du 20 août 1928 au 15 mai 1929 et la quatrième du 2 décembre 1929 à fin mai 1930, date à laquelle les travaux furent brusquement interrompus, car il restait à régler la question financière et à se mettre d’accord sur les derniers aménagements à effectuer. Diverses discussions et réunions eurent lieu entre les parties concernées – Commission de surveillance, conseillers d’Etat, Frank Martin, architecte cantonal et surveillant des travaux, Frédéric Mezger, architecte chargé de l’entreprise -, la dernière le 24 avril 1931.
En outre le Conseil municipal, après s’être plaint à plusieurs reprises de la lenteur des travaux (le 13 novembre 1928, le 12 mars 1930), se prononça, le 19 mai 1931, en faveur de la démolition des dépendances, et ce contre l’avis de Jacques Gros, qui tenta un dernier baroud d’honneur sur ce point. Il s’agissait là, en effet, de la dernière question « délicate » à régler, car elle suscitait une certaine désapprobation publique. Le Conseil, pour sa part, argua du caractère « onéreux » du maintien de ces bâtiments, et du fait qu’ils « seraient pour la commune une charge d’entretien beaucoup trop lourde par rapport à leur utilité », non sans mettre en doute « leur valeur au point de vue esthétique et architectural ». Le Conseil d’Etat approuva cette délibération en date du 3 juillet 1931, et le Grand Conseil vota le dernier crédit pour la restauration, soit 85'650 francs, le 25 novembre.
C’est ainsi que les travaux d’une cinquième étape purent reprendre dès le début de l’année 1932. Ces travaux, importants, concernaient la restauration de la Salle des Chevaliers, en particulier de ses fresques, ainsi que tous les aménagements extérieurs. Ils durèrent environ six mois, jusqu’à l’été ; le 30 mars 1932 le Conseil municipal demandait encore la création d’une « seconde entrée pour piétons au Château », celle qui se trouve aujourd’hui à côté du temple.
Le coût total des travaux se monta à 372'039 francs « et 45 centimes » ; l’Etat de Genève participa pour un montant de 200'550 francs, et la Confédération pour 11'250 francs. La commune déboursa donc la somme de 160'239 francs. Il s’agissait là, pour une commune comme Dardagny, d’une dépense assez considérable, qui nécessita un prêt de l’Etat et plusieurs emprunts, mais cela apparaît comme totalement justifié pour un château ayant fait l’objet d’une protection patrimoniale de la part de la Confédération en 1926, et qui sera classé monument historique par le canton de Genève en 1935.
Le 29 juillet 1932, le Conseil municipal put fixer la fête d’inauguration du château restauré au dimanche 11 septembre suivant. On organisa de nombreuses activités, telles que diverses tombolas, une « loterie tableaux », un stand de « tir au flobert », des stands de buvette et de restauration, un bazar où l’on proposait des poteries, des verreries, de la lingerie, des broderies, des fleurs, ainsi que du « bric à brac et pêle-mêle », une pêche miraculeuse, sans oublier, bien sûr, le « grand bal » et le « bal musette ».
Lors de sa séance du 31 octobre, le Conseil municipal constata avec satisfaction que le résultat financier de la manifestation se soldait par un bénéfice de 6000 francs sur une recette de 14000 francs. Cela fut, on le voit, une grande et belle fête !
[1] Ce changement de point de vue du Conseil municipal n’est pas le résultat d’une nouvelle majorité consécutive à des élections, car celles-ci eurent lieu en 1922, et il s’agit du même Conseil que celui qui demandait encore, en 1923, la démolition. Il faudrait y voir plutôt une progression dans les esprits de l’idée de la restauration, dont les partisans étaient nombreux et de taille, comme le Conseil d’Etat. Ce point mériterait en tout cas une étude plus approfondie.
(A suivre)
Jacques Davier
NB : la bibliographie figure dans la dernière partie